Utopia, Tanna, Neverland, Elbe, Lilliput, Grenadines, Antirhodos, Okinawa, Fidji, Atlantide, Trobriand… qu’elles soient réelles ou fantasmées, englouties ou fantômes, les îles sont des réservoirs de mythes qui nourrissent les imaginaires occidentaux depuis l’Antiquité, invitant au voyage entre le merveilleux et l’horrible. Or depuis la vague Tiki qui déferle d’Hawaï sur les Etats-Unis dès les années 1950 et sa réinterprétation par le Club Méditerranée, les images insulaires construites par l’industrie touristique se déclinent sur une palette d’eaux turquoise, de sables blancs et de cocotiers verdoyants. Les îles et archipels bénéficient aujourd’hui d’un capital attractif remarquable qui implique, comme tous les grands pouvoirs, de grandes responsabilités.

État des lieux

Qu’ils soient méditerranéens, caribéens, asiatiques, situés dans les océans Indien, Atlantique ou Pacifique, beaucoup de territoires insulaires ont orienté de longue date leur économie vers le tourisme. Cette industrie représente aujourd’hui 29% du PIB des petits Etats insulaires en développement (SIDS) et jusqu’à 66% pour les Maldives ou les Seychelles qui bénéficient de l’image archétypale de « l’île paradisiaque ». Le tourisme fait partie des principaux créateurs d’emplois au monde, permet l’entrée rapide sur le marché du travail des jeunes et des femmes notamment et constitue un réel accélérateur de développement socioéconomique. Cependant, la capacité de charge des îles étant par définition non extensible – à quelques exceptions d’artificialisation près –, le contexte insulaire suppose des arbitrages quant à l’usage des sols (destinés au développement hôtelier, au logement, à l’agriculture…) et des ressources, et une grande capacité de gestion des déchets. Le développement touristique peut par ailleurs favoriser l’abandon d’activités et savoir-faire traditionnels. Cette dynamique rend certains territoires dépendants de l’industrie touristique (l’année écoulée a mis en lumière les risques d’une telle dépendance) et des importations (de biens, de services, de capitaux et de compétences).

De nouveaux projets de développement touristique cherchent à faire sortir les îles du tout-balnéaire et à diversifier les offres en associant le tourisme culturel et d’aventure au triptyque historique « Sea, Sand and Sun », ou en intégrant des complémentarités régionales dans la perspective d’une meilleure répartition des flux dans l’espace et le temps. Il semble que les années 2020 soient celles de la rencontre entre ce qu’Anne Meistersheim appelle « l’îléité » et « l’insularité ». Le premier est relatif à l’imaginaire de l’île pour les continentaux, il est essentiellement fait d’eau alors que le second est ancré dans la terre, vécue, habitée et exploitée par les populations insulaires. Ces nouvelles offres, plus durables, diffuses, itinérantes, etc. visent la protection de l’environnement et l’augmentation de la part des revenus touristiques réinjectés dans l’économie locale. Mais ces activités sont loin d’être devenues la norme. Pourtant, paradoxalement, l’imaginaire touristique insulaire se fonde sur un capital naturel et paysager préservé dont le tourisme est un facteur d’altération, a fortiori s’agissant d’écosystèmes naturels vulnérables. L’accessibilité même des îles dépend de deux industries polluantes : l’aérien et la croisière (jusqu’à 30 millions de croisiéristes en 2019). Gageons que celles-ci trouveront d’ici 2040 des solutions énergétiques décarbonées ?

Vision 2040

« Cet hiver, c’est sûr, on part quelques semaines pour décompresser. C’est bon, je n’ai pas atteint mon quota annuel d’émissions de gaz à effet de serre : je n’ai pris que des vols à hydrogène, je peux me permettre un voyage lointain. J’aurais aimé visiter les îles Salomon avant qu’elles ne soient submergées du fait du changement climatique, mais l’accès y est interdit depuis l’année dernière. J’ai vu qu’il restait des Welcome passes pour les Iles Vanilles, sauf pour les Seychelles (là, il fallait s’y prendre il y a des mois déjà pour réserver nos passes). Nous allons peut-être profiter du programme lancé par la Réunion pour attirer des télétravailleurs et y passer une dizaine de jours en workation. Ensuite on pourrait retrouver des amis à Nosy Be pour les vacances. Ils seront en croisière sur un bateau à propulsion électro-hydrogène. J’aimerais bien tester un hôtel dans une cité flottante écologique : j’ai vu plein d’images en ligne, ça a l’air magique, et si on réserve assez tôt c’est abordable. Ils y proposent de la plongée sous-marine dans une aire protégée de coraux… ou bien on ne reste qu’une ou deux nuits et on va faire un trek dans une réserve naturelle à Madagascar… on regardera les jauges de fréquentation le moment venu pour faire notre choix. D’ici là, je dois vérifier que je remplis bien les critères de leur charte environnementale et que je m’engage à la signer, sinon, pas de pass ! »

Débats et controverses

Le caractère fini et limité du territoire insulaire, de ses ressources, de son patrimoine, etc. met en exergue des problématiques moins visibles ou plus diffuses dans d’autres contextes. La régulation des flux est souvent avancée comme solution à la surexploitation des ressources et autres impacts socio-environnementaux du tourisme. Aujourd’hui, c’est surtout par la montée en gamme que passe cette régulation, avec des offres à des prix sélectifs (Seychelles, Fernando de Noronha au Brésil…) ; or cela peut engendrer une plus grande déconnexion entre les populations locales et les clientèles touristiques. Le tourisme insulaire doit-il être exclusif et réservé à une élite internationale pour être vertueux ? L’exemple du « minimum daily package » du Bhoutan est-il à suivre ?

Une autre question cristallise les débats : qui sont les bénéficiaires d’une activité touristique insulaire ? Le tourisme est-il souhaitable pour (et souhaité par) les populations insulaires, les touristes ou les investisseurs ? Après des années de croissance des flux touristiques balnéaires et saisonniers, le tourisme se réorganise vers plus de diversification des activités, plus d’inclusion des populations locales et de circularité économique. Mais la seule politique de l’offre est-elle suffisante ?

De plus, la question des déchets générés par l’industrie touristique, dont « l’île poubelle » de Thilafushi aux Maldives est un exemple édifiant, peut-elle être résolue sans une volonté forte des pouvoirs publics et la mise en place de contraintes ?

Shaping tomorrow’s tourism

Sur le pan environnemental et climatique, certaines dynamiques sont largement enclenchées et ne pourront être atténuées qu’avec une revue de nos modes de vie et la mise en place de politiques globales volontaristes autorisant ou taxant, par exemple, certaines activités en fonction de leur empreinte carbone ou leur quantité de déchets produite. Des actions responsables et durables au niveau des territoires insulaires doivent aussi être poursuivies et renforcées. Sur le plan social, le développement touristique peut être plus vertueux et inclusif à tous les niveaux de la chaine de valeur : investissement, conception des offres par les acteurs locaux, utilisation de matériaux et savoir-faire traditionnels pour la construction et les fournitures des structures d’accueil, formation et montée en compétence du personnel, consommation et alimentation des visiteurs, etc. Des mutations s’opèrent aussi du côté de la demande, avec l’éducation des touristes à un nouveau paradigme touristique : « faire la Polynésie » n’est pas un dû mais un privilège qui implique des responsabilités, à l’échelle locale et globale.

La communication, les réseaux sociaux, la mise en place de nudges etc. peuvent être employés pour infléchir nos comportements. Des outils juridiques peuvent aussi être pensés : la délivrance de permis de visite par les autorités compétentes, l’instauration de jauges dans certains sites, ou encore un engagement des visiteurs relatif à leur consommation, leur production de déchets et autres facteurs de pollution – faisant de ces critères de réels motifs de choix des offres. Ces éléments constitutifs d’une empreinte carbone globale pourront être équilibrés à l’année, à l’échelle individuelle et des territoires, y compris des regroupements régionaux.

Il semble finalement que la préservation des écosystèmes insulaires et la régulation de l’activité touristique doivent passer par des politiques publiques protectrices, soutenues par le big data et rendues possibles par des logiques de coopération régionales et internationales. Un tourisme ainsi régulé et bien géré pourra alors être un acteur de préservation et de valorisation des îles.

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